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Au pays des cités fantômes - Espagne

Seseña, à 35 kilomètres de Madrid : 13 500 appartements neufs devaient accueillir 40 000 habitants. Ils sont vides, bons à jeter, comme ces pneus dans la plus grande décharge d’Europe.
Seseña, à 35 kilomètres de Madrid : 13 500 appartements neufs devaient accueillir 40 000 habitants. Ils sont vides, bons à jeter, comme ces pneus dans la plus grande décharge d’Europe. © Virginie Clavières
De notre envoyée spéciale Flore Olive , Mis à jour le

La crise a stoppé net le boom immobilier et laisse en rase campagne des villes entières à l’abandon.

C’est un no man’s land bardé de panneaux ­publicitaires sur lesquels on peut lire « se vende », « à vendre », un morceau de terre jaune coincé entre deux autoroutes, balayé par le vent. Il souffle fort, en rafales, sur ce plateau aride, porte d’entrée de la province de Castille-La Manche, le pays de Don Quichotte. Le preux chevalier aurait trouvé ici un adversaire plus extravagant que lui. Le GPS ne localise pas le quartier d’El Quiñon, construit sur la localité de Seseña, à une trentaine de kilomètres de Madrid. Au-delà de terrains vagues, des lettres d’or sur un rond-point désignent la « Residencial Francisco Hernando ». Et ça ressemble à un mirage. Au milieu du néant, un promoteur mégalomane a fait bâtir des barres d’immeubles dont la brique rouge se confond avec la terre, au pied d’une colline sur laquelle se trouve la plus importante décharge de pneus du pays. Les bâtiments comptent des milliers d’appartements, moulins à vent d’un Don Quichotte dépravé. Le résultat d’une frénésie financière incontrôlée. A El Quiñon, on cherche en vain le centre-ville. Au bout de ces rues qui n’en finissent pas, on imagine aboutir à la mer. Il n’y a que le vide, les plateaux désertiques.

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Au pied des barres, des locaux commerciaux n’ont jamais trouvé preneur ; ils sont murés. Restent un petit supermarché, une boulangerie, deux bars, une école. En contrebas de l’autoroute, un parc s’étend autour d’un lac artificiel. On en fait le tour le dimanche. Sur une pelouse, trois gamines prennent le soleil en se faisant les ongles. Dans les allées se croisent surtout de jeunes parents avec poussettes et enfants. Maria et Saturnino, 32 ans, promènent Juan, 17 mois. Ils ont emménagé en août dernier. Dans un 112 mètres carrés qu’ils ont acheté 108 000 euros. Maria et Saturno sont les premiers occupants de ce logement neuf achevé en 2007. Leur banque, la Banco Sabadell, créancière du promoteur, a saisi une partie des édifices. Elle les vend aux enchères et finance les prêts. Chaque mois, le couple rembourse 344 euros sur un salaire mensuel d’environ 2 500. Maria travaille dans les assurances et Saturnino sur des chantiers. Il a participé à la construction d’El Quiñon. Du septième étage de son balcon, il domine le bloc de 640 appartements répartis autour d’un petit terrain de sport et d’un patio creusé d’une piscine. « Ici, raconte Saturnino, les premiers appartements se sont vendus jusqu’à 380 000 euros. On a fait une affaire. Pour nous, c’était l’occasion de devenir propriétaires. »

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Sur la plage de La Manga, dans la région de Murcie, l’une des plus touchées, le chantier est abandonné. Dans le bâtiment achevé (au fond), seul un appartement est occupé. Aux belles heures du boom de la construction, le BTP employait un travailleur espagnol sur trois.
Sur la plage de La Manga, dans la région de Murcie, l’une des plus touchées, le chantier est abandonné. Dans le bâtiment achevé (au fond), seul un appartement est occupé. Aux belles heures du boom de la construction, le BTP employait un travailleur espagnol sur trois. © Viriginie Clavières

« Devenir propriétaire », un rêve pour des milliers d’Espagnols qui semblait devenir une réalité pendant le boom immobilier, au début des années 2000. En 1998, le gouvernement conservateur de José Maria Aznar fait voter la « loi du sol » : tous les terrains deviennent constructibles. La terre se hérisse de grues. Des hommes comme Francisco Hernando, le « créateur » d’El Quiñon, bétonnent encore un peu plus le pays, avec l’accord bienveillant des banques. Baptisé « Paco el Pocero » (« le puisatier »), il est alors l’archétype du self-made-man dont la réussite fulgurante fait des envieux. En 2003, il décide de bâtir son « empire ». Sa résidence devait accueillir 40 000 personnes… Elle en compte moins de 4 000. En 2009, l’empereur sans peuple déserte le terrain. Dans une lettre ouverte, il écrit : « Je pars vers d’autres lieux où il sera possible de créer de la richesse, d’autres pays dont les gouvernements ont frappé à ma porte. » Il laisse une ville avortée, au devenir figé. Et des infrastructures qu’il va falloir terminer. Le coût échoit maintenant à la commune, une petite ville populaire de 14 000 habitants qui n’en a pas les moyens.

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L’aéroport de Castellon de la Plana était prévu pour 600 000 touristes par an. Tout est en place – rocade d’accès (photo), tour de contrôle, piste, hall de marbre –, jusqu’à la statue monumentale du cacique provincial à l’origine de ce projet démesuré inauguré en 2011. Depuis, aucun avion n’a jamais atterri.
L’aéroport de Castellon de la Plana était prévu pour 600 000 touristes par an. Tout est en place – rocade d’accès (photo), tour de contrôle, piste, hall de marbre –, jusqu’à la statue monumentale du cacique provincial à l’origine de ce projet démesuré inauguré en 2011. Depuis, aucun avion n’a jamais atterri. © Viriginie Clavières

L’Espagne a fait une overdose de béton. Et les cadavres de l’éclatement de la bulle immobilière jonchent son territoire. Sur la côte, à l’est de la Manche, à une centaine de ­kilomètres au nord de Valence, l’aéroport de Castellon sert de terrain de jeu aux lapins. On n’y a jamais vu la queue d’un avion. La direction n’a jamais eu les autorisations pour que les compagnies aériennes s’y installent. Derrière un rond-point sur lequel se dresse une grotesque statue à l’effigie de Carlos Fabra, l’inspirateur du projet, s’allongent les pistes et se dresse le terminal flambant neuf. Coût de l’opération : 200 millions d’euros. La région de Valence devait être la vitrine de l’Espagne moderne, ainsi en avait décidé son président, le flambeur Francisco Camps. Du temps de sa superbe, il arpentait les rues au volant de sa Ferrari. En 2011, poursuivi par la justice pour corruption, il a démissionné. De toutes les communautés autonomes, Valence est celle qui a la plus lourde dette : 21,5 % du PIB espagnol. Pendant ses belles années, le « boom de l’immobilier » a entretenu la spéculation et la corruption. Aujourd’hui, des dirigeants du Parti populaire du Premier ministre conservateur Mariano Rajoy sont accusés d’avoir perçu des pots-de-vin allant de 5 000 à 15 000 euros par mois pendant des années. Il ne se passe pas de jour sans qu’un journal local ne se fasse l’écho d’un scandale financier.

Entre Murcie et Carthagène, les routes ne mènent nulle part

Dans le sud-est du pays, dans la région de Murcie, au nord de Carthagène, les ravages du « tout constructible » sont évidents. Entre 2001 et 2011, 300 projets, concernant 800 000 logements, ont été lancés. La région affiche le triste record du plus fort taux de cas de corruption par municipalité du pays. Le taux de chômage est passé de 6,57 % en 2007 à 28,81 % en 2012. De la route qui mène à la « Mar Menor », on surplombe un paysage éventré. Le « verger de l’Europe » n’est qu’une étendue de constructions vides, achevées ou en friche, cernées d’hectares de serres. Sur cette terre sèche, plus de 18 golfs ont été construits. Un délire immobilier. Autour des greens, des milliers de « chalets adosados », des petites maisons mitoyennes, peintes en blanc ou de couleur vive, pour touristes anglais. Le groupe Polaris World a édifié sept resorts sur cette côte. Outre-Manche, Jack Nicklaus, l’ex-champion de golf, vante dans des spots publicitaires les mérites de cette ­riviera devenue très bon marché. L’un des projets de maisons de vacances les plus ambitieux d’Europe tourne à la catastrophe. Des appartements qui devaient être vendus 200 000 euros sont aujourd’hui proposés à 60 000. ­Polaris World a liquidé trois de ses golfs dans les deux dernières années, cédés à un consortium de banques mené par la CAM Bank (Caja de Ahorros del Mediterraneo), le principal créancier et financier de cette folie. En décembre dernier, la CAM a été vendue à la Banco Sabadell pour à peine un euro symbolique. Dans l’un de ces resorts, Mosa Trajectum, l’herbe pousse au milieu de la route, dont le revêtement est fissuré. Les vitres du bâtiment central sont brisées. Il devait accueillir des commerces. Les rares propriétaires se retrouvent sans aucun service, au bord d’un golf de rocailles. A quelques kilomètres, à la sortie de Torre-Pacheco, des lotissements vides dont les pavillons n’ont jamais été terminés ont été dépouillés : sonnettes arrachées, cuisines vidées. Même le cuivre des installations électriques a été volé. Entre Carthagène et Murcie, on ne compte plus les routes qui ne mènent nulle part.

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Ciudad Valdeluz, une ville nouvelle construite en 2004 pour 30 000 personnes et un énorme fiasco. Plus besoin de réseau de circulation pour les quelque 1 200 habitants, 4 % de la population prévue. « En Espagne, écrit “El Pais”, on pourrait loger toute la Norvège dans les résidences vacantes. »
Ciudad Valdeluz, une ville nouvelle construite en 2004 pour 30 000 personnes et un énorme fiasco. Plus besoin de réseau de circulation pour les quelque 1 200 habitants, 4 % de la population prévue. « En Espagne, écrit “El Pais”, on pourrait loger toute la Norvège dans les résidences vacantes. » © Viriginie Clavières

Comme si cela ne suffisait pas, la Région a autorisé il y a moins d’un an, malgré les protestations de nombreuses associations regroupées dans le collectif « La region de Murcia no se vende » (« la Murcie n’est pas à vendre »), la construction de 20 000 nouveaux logements sur le parc naturel préservé de Cabo Cope y Puntas de Calnegre. Des sites Internet y proposent déjà la vente des terrains à moins de 10 euros le mètre carré. En mai 2012, les autorités locales posaient en grande pompe la première pierre d’un énième projet pharaonique, à Alhama de Murcia : un parc d’attractions de la Paramount – ouverture prévue en 2015 – dont l’ambition était de « rivaliser avec Euro Disney » avec 15 000 chambres d’hôtel. Un projet estimé par le « Los Angeles Times » à plus d’un milliard d’euros. Mais, à Alhama de Murcia, les chantiers sont en sommeil. Aucune trace de fondations, alors que le parc devrait déjà sortir de terre. Le terrain ? Une morne plaine. Pas d’engin de chantier, pas d’ouvrier, seulement du thym, du romarin, de l’anis et des cailloux. A l’extrémité d’une route sans ­macadam, des mâts au sommet desquels pendent des drapeaux portant le sigle Paramount. Ils sont sales et déchirés. Vague, ce ­terrain va le rester longtemps. Si Quichotte meurt de mélancolie ­devant la réalité, l’Espagne, elle, continue de croire au mirage. Et peine à se réveiller.

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