Des trolls

Des "psychopathes sadiques". C'est ainsi que des chercheurs canadiens décrivent les trolls dans une étude publiée ce mois de février 2014.

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"Mais quel troll tu fais." Mon collègue m'a lancé l'expression à la figure comme ça dans la queue pour récupérer un café ce midi. J'ai encaissé sans sourciller, sans vraiment réaliser le poids du mot qu'il venait d'employer. "Troll"... Ca n'a sans doute rien de vraiment méchant.

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Un tour sur Google plus tard, je tremble devant mon écran. Les trolls, ces internautes qui polluent les débats en ligne, sont en fait des "psychopathes sadiques", m'apprend Internet. Sonné, je commence par relativiser: l'auteur de l'article s'est sans doute enflammé. Très vite, je déchante. C'est sérieux, ça vient de chercheurs canadiens. Ils disent que les trolls de mon espèce "partagent de nombreuses caractéristiques" avec le Joker de Batman, qu'ils opèrent "comme des agents du chaos" du Web. Que ce sont des SADIQUES.

Vraiment, je suis mal barré. En plus d'être socialement handicapante, ma maladie risque de m'attirer les foudres de mon patron. Les trolls, c'est vraiment pas son truc. Pire: Internet, toujours lui, m'apprend que mon affection peut m'emmener très loin dans la déchéance. Sean Duffy, un autre patient atteint de "trollisme" aigu, est allé en 2011 jusqu'à se moquer de quatre jeunes Britanniques décédés brutalement et a écopé de quatre mois de prison. Il est 15h11, je sue à grosses gouttes au milieu du bureau.

Un meurtrier en puissance

Il faut agir, et vite: j'essaye d'appeler un psychanalyste de ma connaissance. Il ne décroche pas. En attendant, j'écume les forums médicaux pour me rassurer. J'aurais mieux fait de m'abstenir. En les lisant, j'ai l'impression d'être un agresseur sexuel ou un meurtrier en puissance, atteint d'une maladie incurable.

Et puis je tombe sur le billet d'un journaliste de Slate. "Arrêtez de me dire que je suis un troll", qu'il dit. Enfin quelqu'un qui me comprend. Pour lui, "traiter tout le monde de troll, y compris ceux qui ne font que donner leur avis sincère, c'est laisser les vrais trolls s'en tirer à bon compte". J'acquiesce: il doit bien y avoir deux catégories de trolls, les gentils amuseurs et les méchants sadiques -et moi, bien sûr, je ferais partie de la première.

Je descends fumer une cigarette pour célébrer cette excellente nouvelle -c'est mal, je sais, mais moins que d'être un "psychopathe sadique"... Le doute me rattrape: ne serais-je pas en plein déni, comme ce pauvre journaliste de Slate? Après tout, c'est le propre des pervers narcissiques de ne pas se rendre compte du tort qu'ils font aux autres.

Jouir du fait de faire du mal aux autres

Je rappelle Paul Fuks, le psychanalyste. Cette fois il décroche. Tout de suite je lui pose LA question: "Paul, j'ai comme un doute. J'aime bien me moquer des autres, ce qui m'a valu d'être qualifié de troll par un collègue. Comment savoir si je relève d'un cas pathologique ou si je suis juste un tantinet moqueur?"

Mon interlocuteur soupire, l'air grave. J'avale lentement ma salive. La sentence tombe: "Le critère, c'est: 'Est-ce que je fais du mal à l'autre?' Le sadique tire sa jouissance dans le fait même de faire du mal", m'explique le psychanalyste. "L'autre se contente simplement d'effleurer, sans vraiment avoir l'intention de blesser."

Je raccroche. Je me tourne vers les collègues autour de moi dans l'open space, qui vaquent à leurs activités dans une totale indifférence. Là, tout de suite, je ne sens pas d'envie particulière de leur faire du mal -même à ceux qui m'énervent. C'est bon signe. Je me rassure définitivement avec ce test pour savoir si je suis un "troll authentique": visiblement, je ne suis qu'un petit joueur. Je me sens comme un miraculé. Pour fêter ça, je vais me moquer de mes collègues. Mais gentiment, promis.

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